Lors des rencontres que j’ai la chance de faire pour écrire des biographies ou des récits de vie, il y a des moments suspendus.
Celui qui me touche le plus, c’est quand une parole prononcée par la personne devant moi a un tel écho pour elle que l’émotion fait jaillir les larmes.
Le temps s’arrête alors pour nous deux. Je me tiens là, à ses côtés, accueillant dans le silence et la bienveillance cet instant.
Et c’est là, précisément là, que se tient le cœur de mon métier de biographe. Recueillir des années plus tard les mots d’un moment de vie qui a bouleversé le biographé.
Un souvenir d’enfance, une injustice vécue, le visage d’un être aimé qui revient, une blessure profonde…
Peut-être n’avait-il jamais verbalisé cette émotion, peut-être était-elle bien enfouie au fond de son cœur.
Alors me revient cette chanson de Jacques Brel, et je me dis que les liens qui se tissent entre nous le temps de la biographie sont vraiment exceptionnels.
Voir un ami pleurer
Bien sûr, il y a les guerres d’Irlande
Et les peuplades sans musique
Bien sûr, tout ce manque de tendre
Et il n’y a plus d’Amérique
Bien sûr, l’argent n’a pas d’odeur
Mais pas d’odeur vous monte au nez
Bien sûr, on marche sur les fleurs
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, il y a nos défaites
Et puis la mort qui est tout au bout
Nos corps inclinent déjà la tête
Étonnés d’être encore debout
Bien sûr, les femmes infidèles
Et les oiseaux assassinés
Bien sûr, nos cœurs perdent leurs ailes
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, ces villes épuisées
Par ces enfants de cinquante ans
Notre impuissance à les aider
Et nos amours qui ont mal aux dents
Bien sûr, le temps qui va trop vite
Ces métro remplis de noyés
La vérité qui nous évite
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, nos miroirs sont intègres
Ni le courage d’être juif
Ni l’élégance d’être nègre
On se croit mèche, on n’est que suif
Et tous ces hommes qui sont nos frères
Tellement qu’on n’est plus étonné
Que, par amour, ils nous lacèrent
Mais, mais voir un ami pleurer